Publication chapitre III des médaillons

Publié le par Géhaimme

Chapitre III

Une vieille connaissance

Cela faisait déjà quelques jours que Krel avait franchi la frontière. Il avait gagné la côte nord-est de Gildor, et plus précisément une petite ville portuaire du nom de Tyal. Lieu où il devait rencontrer un des agents de la Guilde.

Tyal était une ville paisible, sans charme, entourée par un haut mur de pierres grises. Une défense primordiale lorsque l’économie reposait principalement sur le trafic aérien que lui procurait son port. Elle était bâtie à même la falaise de l’île et donnait vue sur un vide sans fin. Malgré son commerce, la ville était modeste, peu dynamique et peu connue. Ce qui était parfait pour s’y cacher quelque temps.

Krel y arriva par un matin pluvieux. De profonds cernes marquaient son visage, sa fuite à travers la grande forêt d’Alfard l’avait épuisé. Il n’avait plus qu’une envie : dormir ! Ses ailes étaient attachées dans son dos, et ses yeux affichaient un bleu profond. Même s’il n’était pas rare de croiser un magique en Gildor, il préférait rester discret. Les déahras étaient facilement reconnaissables.

Krel repensait souvent à ce qu’il s’était produit dans le manoir de Meraz. Une fois encore, il avait laissé le sang corrompu qui circulait dans ses veines prendre le dessus.

Cette frénésie incontrôlable était le mal caractéristique des déahras. Elle s’éveillait en eux dès qu’ils ressentaient une émotion trop intense, telles la peur ou la colère. Leur magie et leurs capacités augmentaient alors de manière exponentielle. Mais cette puissance démesurée avait un prix à payer : elle était telle qu’elle finissait par les détruire, aussi bien mentalement que physiquement. Ce qui expliquait leur faible population. C’était aussi pour cette raison que les autres races d’Arcania se défiaient d’eux : ils étaient trop puissants et trop instables.

Cette nature explosive était le résultat du croisement racial entre démon et arcanien. Ils étaient les « Sang-mêlé » — la signification de leur nom en aréis.

À cette pensée, Krel fit table rase des récents évènements pour se plonger dans ceux du passé. Il ferma les yeux, et revit sa mère : une magnifique arcanienne aux ailes aussi blanches que la neige. Un visage radieux, des yeux verts-émeraude et une silhouette gracieuse. Il revoyait également son père : un démon aux ailes de cuir, à l’allure noble. Autoritaire, stricte, et distant…

Krel secoua la tête, effaçant ces images de son esprit. Cela appartenait au passé ! Il reporta son attention sur les rues grasses et peu entretenues de la ville. Il avait une mission à remplir et il n’avait pas de temps à perdre ! Il continua sa progression, en faisant très attention à ne pas marcher dans les mares d’excréments qui parsemaient les routes, ou qui étaient jetés par les fenêtres des habitations.

Il atteignit les vieux quartiers assez vite. C’était un lieu aux rues étroites où les immeubles étaient prêts à s’écrouler ; un parfait repère pour les malfrats et les fugitifs. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut devant une vieille bâtisse haute de trois étages. Un immeuble qui pourtant ne semblait en rien différent de ceux qui l’entouraient… Krel frappa plusieurs fois contre sa porte d’entrée. Il crut la faire sortir de ses gonds tant elle trembla sous la force de ses coups. Il n’y eut aucune réponse. Le voleur renouvela sa tentative, avec cette fois plus de vigueur. Cette fois, la porte s’ouvrit.

Une vieille femme au teint aigri et au dos courbé apparue sur le palier.

– Qui êtes-vous ? grogna-t-elle. Que voulez-vous ?

– Je viens voir Minsa, dit-il, dites-lui que c’est un vieil ami.

La vieille femme le scruta d’un œil mauvais puis lui claqua la porte au nez. Elle réapparut quelques minutes plus tard. Toujours aussi maussade.

– Deuxième étage, porte de gauche. Et faites attention, l’escalier est en mauvais état.

Krel la remercia de son amabilité avec une hypocrisie peu masquée, puis entra dans le vieux bâtiment. L’intérieur du bâtiment était à l’image de celle qui en gardait les lieux : vieux, mal entretenue, et loin d’être chaleureux. Sur les murs, la peinture s’écaillait.

Peu rassuré, Krel s’engagea sur l’escalier grinçant, gardant une main sur la rampe en métal – juste au cas où. Une fois au deuxième étage, il frappa deux coups rapides à la porte de gauche, suivis d’un coup lent.

– Minsa ? murmura-t-il. C’est Krel.

Des bruits de pas se firent entendre et la porte s’ouvrit à la volée. Une femme d’une trentaine d’années se jeta sur lui, tel un boulet de canon. Sous l’élan, le déahra faillit bien tomber à la renverse. Il se rattrapa de justesse à la rambarde de l’escalier qui émit un sinistre grincement.

– Par les Quatre ! s’écria l’humaine. J’ai vraiment cru qu’il t’était arrivé quelque chose.

– Ce n’est pas passé loin, admit-il. Les soldats d’Alfard ont bien failli m’avoir.

Minsa se détacha de lui et le regarda de haut en bas. C’était un sacré bout d’humaine d’un mètre soixante de haut. Des cheveux rouges lui arrivaient jusqu’aux épaules. Elle affichait un joli visage qui reflétait bien la malice qui l’habitait.

Ses yeux couleur noisette s’arrêtèrent sur les bandages de sang séché.

– Tu es en piteux état, fit-elle. Entre.

L’appartement était petit, et meublé de façon spartiate. Ce qui subvenait largement au besoin de sa propriétaire. C’était la deuxième fois que Krel y mettait les pieds ; la première étant lors de son arrivée sur l’île d’Iris. Minsa l’invita à prendre place autour de la table à manger dans la pièce principale.

– Alors, raconte ! À quoi ressemble-t-il ?

Krel sortit l’artefact de sa sacoche et le posa sur la table. C’était un médaillon. Ce dernier était fait d’un étrange métal de couleur pourpre. Sa surface était gravée de nombreuses runes, réparties en cercles concentriques. Le cœur du bijou était quant à lui occupé par une rune de grande dimension.

– Mais… ce sont des runes aréis, constata Minsa.

– Oui. J’ai essayé de les traduire, mais mes connaissances ne sont pas assez poussées. Je pense qu’il s’agit de runes synergiques.

La curiosité de l’humaine gagna en intensité : c’était par le moyen de ces runes que les Aréis enchantaient leurs objets.

– Il a des propriétés magiques ?

– Je ne pense pas. Je l’aurais déjà remarqué, sinon.

Minsa le regarda d’un air plus sérieux.

– Que s’est-il passé là-bas ?

Krel lui raconta alors sa mésaventure. Minsa l’écouta attentivement, le questionnant parfois sur certains détails.

– Tu es un véritable chat noir, finit-elle par conclure.

– Tu n’as pas idée…

– Enfin, l’important c’est que tu sois sain et sauf, et que tu as l’artefact ! Mais il faut encore que je te trouve un transport pour Mem’ra. Ça ne devrait pas être difficile, les capitaines sont faciles à convaincre avec une bourse pleine de drakes.

– Je te fais confiance pour ça, gloussa Krel qui retrouvait peu à peu de sa bonne humeur.

– Ta destination est Cimira. Une fois là-bas, Garmon te donnera le reste des instructions.

– Garmon ? Je croyais qu’il avait arrêté de travailler pour la Guilde.

– C’est ce que je pensais aussi. Mais ce n’est apparemment pas le cas. La vie de tavernier a sans doute fini par l’ennuyer.

Krel esquissa un sourire. La vieille équipe se reformait… Du moins, le temps de cette mission. Soudain, un bâillement lui échappa. La fatigue qu’il avait accumulée ces derniers jours commençait à reprendre le dessus.

– Je vais aller dormir, dit-il en décrochant un nouveau bâillement. Sinon, je sens que je vais m’écrouler sur la table. On reprendra cette conversation plus tard.

Son ancienne coéquipière acquiesça et le guida jusqu’à sa chambre qui se résumait en un lit et une commode. Le déahra se laissa tomber comme un poids mort sur le matelas, sans même prendre la peine d’ôter ses vêtements poisseux. Le sommeil ne fut pas difficile à trouver. Il l’engloutit tel un sable mouvant.

Minsa le regarda quelques instants. En dix ans, cet idiot n’avait pas changé d’un poil : toujours aussi jeune et séduisant ! Et toujours à se mettre dans le pétrin. Elle, par contre, avait changé : sa peau, autrefois jeune et élastique, l’était devenue un peu moins ; et des rides étaient apparues sur son visage.

C’était injuste ! Pourquoi les magiques vieillissaient-ils moins vite que les humains ? Elle enterra cette question quelque part dans son esprit et jeta un manteau sur ses épaules. Krel avait rempli sa mission, maintenant c’était à son tour.

Krel était plongé dans un vieux souvenir. Un souvenir qu’il avait depuis longtemps refoulé et enfermé au plus profond de son être. Un souvenir qui, malgré ses efforts, ressurgissait presque chaque soir.

C’était un mois d’hiver, quinze jours après son onzième anniversaire. Alors qu’il était en cours avec Kéos, son maître d’armes, la porte s’ouvrit à la volée. Une magnifique arcanienne leur apparut, le visage déformé par la peur.

– Mère ! s’écria Krel, ravi.

– Kéos, s’écria-t-elle, ils sont à nos portes !

Le vieux démon devint grave. Il décrocha une large épée à deux mains du mur et attrapa l’enfant par le bras. Krel fut entraîné dans les couloirs du château familial. Autour de lui, tout n’était que panique. Serviteurs, courtisans et soldats couraient dans tous les sens, dans un brouhaha incessant.

– Combien sont-ils ? questionna Kéos.

– Beaucoup trop, répondit sa mère. Nous devons fuir au plus vite.

– Le seigneur Nurdhal ?

– Il est dans la cour avec ses hommes. Il défend l’entrée principale.

Le couloir se transforma alors en un souterrain sombre et humide. Les murs vibraient, faisant tomber de la poussière sur les trois fuyards.

– Ils ont dû apporter un bélier, analysa Kéos, les portes ne tiendront pas longtemps.

Le souterrain donnait sur une vieille porte bardée de fer. Sa mère sortit une clé de sa poche et ouvrit la porte. Ils se trouvèrent nez à nez avec cinq démons armés jusqu’aux dents.

– Bale avait raison, les gars, railla le premier, dont le visage était barré d’une large cicatrice. Attrapons-les !

Kéos referma immédiatement la porte, mais les démons forcèrent le passage. La porte céda avec fracas. Les assaillants leur fondirent dessus, haches à la main.

– Courez ! ordonna Kéos en dégainant son épée. Je vais les retenir.

Krel sentit sa mère l’empoigner de toutes ses forces et le tirer vers elle. Le cri des guerriers ainsi que le tintement des lames résonnèrent contre les murs alors qu’ils s’éloignaient du combat. Il eut cependant le temps de voir Kéos s’effondrer, la tête fendue par un coup de hache.

Le souterrain redevint alors un couloir, celui du dernier étage qui donnait accès aux chambres des invités. Le reste du château était tombé aux mains des assaillants.

Krel et sa mère remontaient un étroit escalier de service. Une mêlée avait lieu au centre du grand couloir. Une dizaine de démons en armures noires faisait face à une meute de mercenaires. C’était tout ce qu’il restait de la garde du château… Au centre des derniers défenseurs se dressait un démon dont la prestance était sans pareille : il portait une magnifique armure de métal noir finement ouvragée, et maniait une épée à deux mains avec une dextérité sans égale. Son art de combattre ressemblait presque à une danse endiablée.

– Emric, appela sa mère.

Le démon se retourna et vit sa femme ainsi que son fils. Il esquiva un coup d’épée avec aisance et embrocha son adversaire. Il en profita pour quitter la mêlée.

– Adeline ! Que fais-tu encore ici ?

– Emric… dit-elle, essoufflée. Ils savaient pour le souterrain… Ils nous attendaient.

C’était la première et dernière fois que Krel entendait ses parents se tutoyer.

– Nous ne pouvons plus descendre, dit gravement Emric. Nos positions ont été enfoncées. C’est le dernier endroit qu’il nous reste.

– Combien de guerriers te reste-t-il ?

– Une poignée. Bale a rassemblé plus de démons que ce qu’on avait imaginé. Je crains que ce ne soit la fin…

Le cri de guerre d’une vingtaine de démons résonna au fond du couloir, un autre groupe de mercenaires était en train d’arriver en renfort. Submergée, la garde personnelle d’Emric adopta alors une stratégie de repli. Le seigneur Nurdhal se retourna vers sa femme et son fils.

– Allez-vous cacher dans une des chambres, je vais essayer de gagner du temps.

La fin de sa phrase fut engloutie par un roulement de tonnerre. Chevaliers et mercenaires furent balayés par un éclair aveuglant. Une affreuse odeur de chair brûlée commença à se répandre dans l’air.

Une silhouette imposante sortit des rangs. Le démon dépassait ses congénères de deux têtes. Son visage était à l’image de son corps : carré et noué de muscles. Et ses cheveux, longs, tombaient le long de son cou. Une épaisse armure noire aux contours dorés le protégeait.

– Emric ! salua Bale, en s’inclinant respectueusement. Heureux de te voir… vivant.

– Fuyez, souffla-t-il à sa famille avant de se retourner pour faire face à son frère.

Krel fut éloigné par sa mère. Mais Bale lança trois de ses hommes à leur poursuite. Son père s’interposa entre eux, et en quelques coups d’épée, réduisit ses adversaires en charpie.

– Bravo, petit frère, applaudit Bale, d’une voix grave et puissante. Tes techniques de combat sont toujours aussi impressionnantes.

– Tu sais que tu ne peux pas me vaincre, menaça Emric.

– Il y a quelques mois, j’aurai partagé cet avis. Mais aujourd’hui, je suis beaucoup plus puissant que toi.

D’un sourire maléfique, Bale matérialisa une épée longue à deux mains. La lame était entièrement constituée d’énergie, et parcourue d’éclairs, comme si elle avait été forgée dans la foudre elle-même. D’agressifs claquements énergétiques en émanaient.

– As-tu peur ?

– Jamais !

Krel eut juste le temps de voir les deux frères se jeter l’un sur l’autre que sa mère l’entraîna dans la dernière chambre à coucher.

– Cache-toi là-dessous, lui ordonna-t-elle en le poussant sous le lit.

– Mais père à besoin d’aide, répliqua-t-il.

– Tu n’es pas assez fort pour cela.

Elle le poussa de force sous le sommier. Elle entreprit alors de retirer les draps du lit, et de les déchirer en lambeaux afin de les nouer les uns aux autres. Elle ouvrit la fenêtre puis y jeta la corde qu’elle venait d’improviser. Elle attacha l’autre bout au pied du lit à baldaquin, et revint auprès de Krel, sous le lit. Son corps tremblait de peur.

Pendant ce temps, dans le couloir, le combat faisait rage. Le roulement de tonnerre se mêlait aux tintements métalliques des épées. Il y eut un dernier éclair, puis un silence de mort tomba. Il fut rompu par un vacarme assourdissant de vivats. Adeline s’effondra en larme. Krel aussi. Soudain, les applaudissements cessèrent.

– Encore en vie ? résonna la voix grave de Bale. Ne vas-tu donc jamais mourir ?

Le cri de guerre d’Emric se répercuta contre les pierres du couloir. Un ultime coup de tonnerre retentit, suivit du bruit sourd d’une armure rencontrant violemment un mur de pierre. L’épée d’Emric Nurdhal glissa jusque devant la porte de la chambre où Krel et sa mère s’étaient réfugiés.

Des pas sourds se firent entendre, et Bale entra dans la chambre, traînant derrière lui le corps calciné de son frère. L’immense guerrier avait le visage en sang. De nombreuses blessures étaient visibles là où l’épée d’Emric avait perforé son armure.

Pour la première fois, le jeune déahra sentit une colère sans nom monter en lui. Une aura rouge sang naquit et commença à virevolter autour de lui. Paniquée, sa mère le prit dans ses bras pour l’empêcher de se ruer sur son oncle.

– Merde ! hurla Bale en apercevant la fenêtre ouverte et la corde qui y pendait.

Un des mercenaires arriva.

– Quels sont vos ordres, mon seigneur ?

– Retrouvez-les ! Et brûler ce château. Que tout le monde sache que Tahnos est à moi !

Krel en profita pour se dégager d’un coup de reins. Il sortit de sa cachette et dans un cri de colère, lança sa première boule d’énergie sur son oncle. Plus qu’imparfaite, l’émanation d’aura frappa le démon dans le dos, sans causer de réels dégâts. Bale se retourna lentement, un sourire narquois sur les lèvres. Il leva une main vers lui.

– Non ! hurla Adeline en s’interposant. Laisse-le !

– Adeline, soupira Bale. Tu aurais dû fuir pendant qu’il en était encore temps.

– Je ne te laisserai pas faire, monstre ! s’écria-t-elle, en formant un orbe d’énergie bleu.

– Toi ? ricana Bale. Même Emric n’a rien pu faire contre mon pouvoir.

Krel vit la volonté de protéger son fils inscrit sur le visage de sa mère.

– Soit, déclara le démon.

Elle n’eut pas le temps de réagir qu’un éclair éblouissant jaillit. Krel vit le corps calciné de l’arcanienne se fracasser contre le mur.

– Nooooon ! hurla Krel, en se précipitant vers sa dépouille. Mère ! Mère !

Bale s’approcha de lui et, d’un revers de main, l’expédia contre une armoire. À demi assommé, Krel n’arrivait plus à discerner correctement ce qui l’entourait. Il vit cependant la silhouette de son oncle se pencher vers lui, et saisir son bras gauche. Bale plaça une main au-dessus d’une main de Krel. Une énergie noire en naquit et s’infiltra dans la chair de l’enfant. Il hurla à mort. La douleur était insoutenable. Un anneau composé de serpents qui s’entrelaçaient se dessina progressivement sur le dos de sa main.

– Je n’aurai aucun plaisir à te tuer tout de suite, ricana Bale. Je te laisse vingt ans pour venir m’affronter. Ce délai passé, les serpents de ce sceau dévoreront ton cœur et tu mourras.

Il éclata alors d’un rire victorieux et tonitruant.

Krel se leva en sueur, le cœur battant. Son regard se tourna aussitôt vers son bras gauche. Le gantelet de nacralite y était toujours. Il souffla de soulagement.

– Enfin réveillé ? fit une voix en provenance de la cuisine.

Il s’étira longuement, faisant craquer ses os. Dehors, le ciel était dégagé et le soleil brillait de mille feux. Krel estima qu’il était près de quinze heures. Pourtant, il se sentait encore fatigué. Il n’avait pas très bien dormi… Un pantalon en lin et une chemise propre l’attendaient sur une chaise, soigneusement pliés. Il apprécia l’attention. Il s’habilla et alla rejoindre Minsa.

Elle était en train de ranger des vivres dans ses placards. Un panier en osier trônait au centre de la table à manger. Le déahra attrapa un jambon qui en dépassait et commença à en découper une fine tranche avec sa dague. Il posa le médaillon à côté de son repas.

– Ne te gêne surtout pas, lança son amie en le voyant faire.

– Je me restaure, se défendit-il. Ça fait une journée et demie que je n’ai rien avalé.

– Tu n’avais qu’à prévoir.

Krel ignora le commentaire et coupa une deuxième tranche.

– Tu en veux ? demanda-t-il en lui tendant le jambon.

– Non, répondit-elle sèchement.

– Qu’est-ce qui te met de si mauvaise humeur ?

– Toi !

Krel soupira. Minsa avait toujours eu des sauts d’humeur. Il préféra la lancer sur un autre sujet.

– Tu t’es renseignée pour les navires ?

– Oui.

– Et ?

– Eh bien, on est mal ! Plusieurs navires alfariens bloquent les voies aériennes qui mènent à Mem’ra. Ils fouillent tous les navires. Donc pour répondre à ta question, on peut faire une croix pour que tu quittes Iris pour le moment.

Le voleur comprit alors quelle était la véritable raison de son énervement.

– Et si je me déguise ? proposa-t-il. Je passerai inaperçu.

Minsa cessa son activité et se retourna vers son compagnon, le foudroyant du regard.

– Krel ! Ils ne sont pas idiots. Dès qu’ils verront tes ailes, ils te démasqueront.

– Je les attacherai dans mon dos. Ça trompe tout le monde.

– Et tes yeux ? Tu as déjà utilisé toutes les potions que je t’avais fournies. Les colorations d’iris ça ne courent pas les rues.

– Bonne remarque… (Il réfléchit un instant.) Je n’ai qu’à me faire passer pour un demi-démon dans ce cas. Ils n’ont pas d’ailes.

Minsa secoua la tête.

– Arrête de rêver ! Ils ont certainement ta description : un homme d’une vingtaine d’années avec des yeux rouges et un gantelet argenté au bras gauche. Rien qu’avec ça, tout Tyal saurait te reconnaître.

Krel mâchouilla la nouvelle tranche qu’il venait de découper, d’un air pensif.

– On peut attendre quelques jours. Ils finiront par penser que j’ai pris un autre chemin.

– Ça aurait été une bonne idée si Alfard n’avait pas envoyé des agents pour te retrouver.

– Des agents ?

– Je ne sais encore rien sur eux, ni combien ils sont. Mais une chose est sûre, ils sont déjà à Gildor. Et je ne donne pas chère de nos peaux s’ils nous mettent la main dessus. (Elle soupira.) Krel, je crois qu’on a mis les pieds dans un terrible engrenage. Si l’on n’agit pas rapidement, on va finir par se faire broyer.

Krel acquiesça silencieusement. De toute évidence, ils étaient coincés. Enfin, IL était coincé ! Car Alfard ne pourchassait que le médaillon et celui qui le portait. Minsa était un fantôme dans cette histoire.

Néanmoins, si les choses commençaient à devenir trop dangereuses, il s’éloignerait de Tyal. Il était inutile de faire courir des risques à son amie.

– Et Gildor tolère ces actes ? demanda-t-il, soucieux.

– Le roi a trop peur d’Alfard pour s’y opposer. Il laisse faire tant que ce n’est pas trop voyant. (Elle marqua un silence.) Je sais que ça ne me regarde pas, concéda-t-elle, mais je me demande bien ce que peut valoir cet objet aux yeux de Forhus II pour qu’il prenne de tels risques.

– Je me le demande aussi.

Minsa prit une marmite et la remplit d’eau avant d’y ajouter quelques légumes. Elle alla poser le tout au-dessus du poêle à bois.

– Il reste une autre possibilité, sinon. Mais tu risques de ne pas aimer.

Krel la dévisagea d’un air interrogateur. Allait-elle lui demander de rester caché dans un fond de tonneau pour passer le blocus ? L’idée ne lui plaisait guère, mais si c’était la seule solution…

– Un capitaine a accepté de te prendre à son bord, mais il demande une certaine somme.

– Combien ?

– Près de dix pour cent de ce que tu toucheras une fois l’artefact livré.

– Mais c’est hors de prix !

– Au vu de la situation, tu n’as pas vraiment le choix, répliqua-t-elle d’un ton sec. C’est d’ailleurs le seul qui ait bien voulu courir le risque de t’avoir à son bord. Et je te ferais remarquer que, si tu étais arrivé dans les temps, tu n’aurais pas eu à débourser le moindre sou.

Krel ronchonna. Dix pour cent… c’était de l’escroquerie ! Mais comme l’avait souligné Minsa, c’était la seule solution pour qu’il puisse quitter Iris.

– Et comment ce capitaine compte-t-il faire pour passer le blocus ? s’enquit-il.

Un sourire malicieux naquit alors sur les lèvres de l’humaine. Krel eut un frisson. Il connaissait cette expression…

– Il me serait facile de te le dire. Mais si tu veux le savoir, dit-elle en le dévorant du regard, il va falloir me faire parler…

Sur ses mots aguicheurs, elle s’approcha de lui d’un pas félin. Krel esquissa un sourire. Cette femme ne changera donc jamais ! Il se leva et la saisit par les hanches. Il l’embrassa.

– Tu peux faire mieux que ça, susurra-t-elle.

Le déahra la prit dans ses bras et l’emmena dans la chambre. Il n’eut pas le temps d’ôter sa chemise qu’elle l’attira vers elle, sur le lit. Il délia les ficelles qui retenaient sa robe. Le vêtement glissa sur sa peau. Le déahra contempla un moment son corps dénudé : Minsa était toujours aussi belle qu’auparavant. Sa taille élancée et ses fesses rebondies ne le laissaient pas de marbre. Bien au contraire ! Ils s’enlacèrent alors avec fougue, victimes de la soif d’affection et de plaisir qui naissait entre eux à chaque fois qu’ils se retrouvaient.

– Me suis-je montré assez convaincant ? s’enquit Krel, une fois leur pulsion commune satisfaite.

– Mmmm... feignit Minsa. Je pense que oui. (Elle hésita un moment.) Hémerus compte passer par Brisken.

Les yeux rouges de Krel s’écarquillèrent.

– Mais il est malade ? paniqua-t-il.

– Hémerus connaît très bien l’endroit. C’est même un des seuls capitaines à le franchir régulièrement. Tu n’auras rien à craindre avec lui. Puis de toute façon, il n’y a pas d’autre moyen d’éviter le blocus.

– Rien à craindre ? Ce champ de cailloux volants est un véritable cimetière ! C’est rempli de dragons blancs ! La moitié de ceux qui l’empruntent n’en ressort pas vivante.

– Ce « cimetière de cailloux », comme tu l’appelles, te permettra de brouiller les pistes et de garder une longueur d’avance sur ceux qui veulent te mettre la main dessus. Ces hommes n’oseront pas s’y aventurer. De plus, en coupant directement par Brisken, tu atteindras Mem’ra deux fois plus vite qu’en le contournant, ce qui te permettrait de rattraper ton retard.

– Avec une espérance de vie deux fois moins élevée, grommela-t-il.

Krel avait déjà franchi Brisken par le passé, une fois. Le souvenir qu’il en avait gardé l’avait dissuadé de retenter l’expérience. Brisken un gigantesque champ de débris en lévitation avec pour seuls habitants d’immenses dragons. Son centre était d’ailleurs sujet de nombreuses légendes. Un immense cyclone en protégeait l’accès, un phénomène encore inexpliqué que l’on appelait le Récif, et qu’aucun navire n’avait encore réussi à franchir à ce jour.

Paradoxalement, c’était aussi un lieu magnifique, d’une beauté indescriptible. Nombreux étaient les marins à le surnommer « le paradis perdu ».

Krel était en pleine réflexion. Il faisait le bilan des diverses options qui lui étaient offertes. Les dragons blancs étaient des créatures immenses et puissantes. D’un coup de patte ou de crocs, elles pouvaient couper un navire en deux, quelle que soit sa taille. Mais elles étaient aussi dépourvues de la vue, ce qui n’était pas le cas des agents du roi d’Alfard. De plus, ces reptiles étaient lents et peu intelligents, il y avait donc plus de chance de pouvoir les semer.

Minsa avait peut-être raison, Brisken présentait certains avantages.

– C’est d’accord… finit-il par céder. Dis-lui que je serais prêt pour ce soir.

– C’est déjà fait, avoua-t-elle avec un sourire. Je savais que tu accepterais.

Krel la maudit mentalement. Cette femme était d’une sournoiserie ahurissante ! Ravalant un juron, il commença à rassembler ses affaires.

– Tu sais qu’il n’est que quatorze heures et que le navire ne part qu’à vingt-deux heures ? dit-elle, animée d’une nouvelle étincelle malicieuse.

Krel fit mine de ne rien entendre. Cette vipère venait de le piéger ! Il n’était plus d’humeur.

– Ça nous laisse le temps de nous dire au revoir, dit-elle avec une telle sensualité que n’importe quel homme lui aurait immédiatement sauté dessus.

Elle s’approcha lentement de lui et commença à caresser son buste. Sa main remonta le long de son corps avec sensualité. Puis elle plaqua son corps chaud contre le sien, avant de laisser ses lèvres brûlantes embrasser son cou. La résolution du déahra ne tarda pas à fondre comme neige au soleil. Il l’attrapa par la taille et l’allongea sur la couverture piquante du lit.

Le soir même Krel était sur le ponton numéro deux du port de Tyal. À cette heure, il n’y avait plus beaucoup de monde. Seule une poignée de matelots était encore présente pour décharger un navire fraîchement arrivé quelques pontons plus loin. Un épais brouillard s’était aussi abattu sur la ville, si bien qu’on n’y voyait pas à dix mètres. Même les lampadaires alimentés au gaz se révélaient impuissants face à cette purée de pois.

Le port avait été bâti à même les falaises de l’île. Les pontons se superposaient les uns par rapport aux autres, et ce sur plusieurs niveaux. Il suffisait de pencher la tête par-dessus les barrières de sécurité pour voir se dérouler sous ses yeux un vide infini. Heureusement, de multiples filets de sécurité quadrillaient la zone, pour rattraper les malheureux qui venaient à manquer d’équilibre.

Krel remonta le col de sa cape. Sa main jouait avec le pommeau de son épée courte. Plusieurs personnes étaient à sa recherche et ce brouillard était une véritable aubaine pour qui voulait l’attaquer par surprise. Son esprit était encore envoûté par les moments intimes passés avec la jolie Minsa. D’autant plus que ces quelques jours passés avec elle avaient ravivé d’anciens souvenirs en sa mémoire. Dix ans plus tôt, elle, lui, et Garmon formaient une équipe du tonnerre. Mais au fur et à mesure du temps, leurs chemins s’étaient séparés. Garmon s’était retiré pour s’occuper de sa fille – du moins c’est ce qu’il avait cru jusqu’à aujourd’hui. Minsa quant à elle, avait été blessée en mission moins d’une année plus tard. Elle s’était alors retirée des agents de terrain, pour rejoindre le renseignement et la logistique.

Krel l’avait revue à quelques reprises, au cours de ses missions. Leur dernière rencontre remontait à trois ans. Et maintenant, ils se quittaient à nouveau. Mais les choses étaient ainsi : la vie de voleur n’était guère compatible avec l’entretien d’une relation amoureuse.

Minsa n’avait pas souhaité l’accompagner pour son départ. Elle n’aimait pas les adieux – bien qu’elle les ait déjà faits à sa manière. Ce qui arrangeait aussi Krel, lui non plus n’aimait pas ce moment-là.

Le bruit d’une caisse se fracassant sur le sol ramena le déahra à la réalité. En une fraction de seconde, la poignée de son épée se retrouva dans sa main. Heureusement, il ne s’agissait que d’une maladresse de la part des matelots.

Mais que faisait Hémerus ?

Vingt minutes supplémentaires s’écoulèrent, avant qu’une faible lueur n’apparaisse dans le brouillard. Au fur et à mesure qu’elle approchait, la lumière se fit de plus en plus concrète. Puis lorsqu’elle fut à moins d’une dizaine de mètres de lui, Krel put enfin discerner l’ombre d’une embarcation. Trois passagers étaient à son bord. Tous portaient des tricornes et d’épaisses capes.

– Montez, dit un des occupants.

Krel s’exécuta sans discuter. Contrairement aux navires qui volaient grâce à des moteurs à hélices, la chaloupe était suspendue dans les airs par un grand ballon, ovale, gonflé au gaz. Une bonbonne permettait de réguler la concentration du gaz, afin de gagner ou de perdre de l’altitude.

– En route, ordonna le plus grand des marins.

Ses deux compagnons commencèrent à ramer. Lentement, l’embarcation fit demi-tour, puis glissa vers le large.

Après une demi-heure de trajet, une dizaine de petits points lumineux commença à se distinguer au loin. Puis, la structure d’un petit navire se révéla. Six hélices horizontales – quatre à l’avant et deux à l’arrière – tournoyaient à grande vitesse. Il n’en fallait pas plus pour faire voler un navire de cette taille.

Krel fut accueilli avec méfiance sur le Naguila. La réputation désastreuse des déahras était connue de tous. Il sentit que les quarante jours de voyage qui le séparaient de Mem’ra allaient être particulièrement longs…

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