Chapitre VI : Ambitions

Publié le par Géhaimme

Le roi d’Alfard se réveilla en sueur, une main agrippée sur le cœur. Il voulut crier, appeler de l’aide, mais aucun son ne parvenait à sortir de sa bouche. C’était comme si une main invisible était en train de le broyer de l’intérieur. Paniqué, le souverain tenta de se lever.

Ses mouvements saccadés et désorganisés eurent pour effet de le faire basculer de son lit à baldaquin. Il tomba sur le tapis de sa chambrée, la tête la première. À moitié paralysé par la douleur, il chercha prise pour se hisser jusqu’au tiroir de sa table de chevet. Sa main osseuse et tremblante s’agrippa au coin de la table, mais une nouvelle crise, plus violente que la précédente, le fit s’écrouler de nouveau. La table se renversa avec lui, déversant son contenu sur le sol. Forhus dut rassembler toutes ses forces pour faire obéir son bras et réussir à ouvrir le tiroir. Mais la douleur revint. Le roi sentit tous ses muscles se raidir.

Il ne pouvait plus respirer…

Il allait mourir ici. Sans honneur. Sans gloire.

Alertés par le bruit, des gardes royaux entrèrent avec fracas.

– Majesté ! s’écrièrent-ils.

Forhus II se tourna vers eux, haletant et couvert de sueur. Un feu d’enfer lui déchirait à présent les entrailles. Les soldats en uniforme blanc s‘empressèrent de lui porter secours. Ils le soulevèrent et l’allongèrent sur son lit.

– Surveille-le, je vais chercher le médecin ! s’écria l’un d’eux.

L’homme se précipita dans le couloir. Le roi était pâle comme un mort et haletait. Ce dernier tendit un bras cadavérique vers la table de chevet renversée. Le soldat ne comprit pas immédiatement la volonté de Sa Majesté, mais devant son insistance, il finit par se pencher et en ouvrir le tiroir. Un petit écrin d’or et de rubis s’y trouvait. Il l’apporta au roi.

Ce dernier tapota sur le couvercle pour lui signifier de l’ouvrir. Le soldat s’exécuta et dévoila un mélange d’herbes sèches. Forhus II en saisit une pleine poignée, qu’il mit aussitôt dans sa bouche. Ses dents broyèrent les herbes médicinales et laissèrent un jus aigre couler dans sa gorge.

Progressivement, la douleur disparut.

Il poussa un soupir de soulagement. La crise continuait dans son corps, mais à présent il ne la sentait plus. Il resta un instant à réfléchir sur sa situation. Les crises devenaient de plus en plus violentes. Celle-ci était la pire qu’il n’ait jamais eue !

Le médecin royal arriva au pas de course, tout aussi paniqué que les gardes. Il ausculta rapidement son patient et lui posa plusieurs questions sur ce qu’il avait ressenti. Le verdict tomba rapidement : l’état de santé du roi avait drastiquement empiré ; il lui restait tout au plus un an à vivre.

La nouvelle fut comme un coup de canon pris en pleine poitrine. Forhus avait toujours espéré échapper à ce cruel destin. Mais visiblement, les dieux étaient restés sourds à ses prières. Il allait mourir sans n’avoir rien accompli de sa vie. Il avait envie de pleurer. Pourquoi devait-il subir une telle humiliation ? Pourquoi lui et pas un autre ?

Il remercia le médecin et ordonna à rester seul un instant. À ce rythme, il n’aurait pas le temps d’accomplir son rêve… Celui qui devait rendre à Alfard sa grandeur d’antan, et qui devait, dans le même temps, laver l’honneur de sa famille. Une ambition qu’il avait depuis des années en tête et qu’il avait sans cesse repoussée en attendant que le royaume soit assez fort militairement pour être sûr de sa réussite.

Aujourd’hui, il n’avait plus le temps d’attendre. L’heure était venue de faire un choix crucial. Que devait-il faire ? Protéger son royaume ou le pousser vers une potentielle destruction ?

Il devait demander conseil…

Forhus quitta sa chambre. Il ordonna à ses hommes de rester à leur place, puis se rendit dans la salle des portraits. C’était une grande pièce où étaient exposés les tableaux de ses illustres ancêtres.

Il s’arrêta devant celui d’un homme âgé. De multiples distinctions étaient accrochées à son uniforme militaire. Il avait un visage autoritaire et une barbichette taillée en pointe. Sous le tableau était inscrit dans une plaque en or : « Pandranus IV, le Grand ».

– Grand-père, murmura le roi. Que feriez-vous à ma place ? Si je n’agis pas maintenant, il sera trop tard. Mon successeur sera trop faible pour faire quoi que ce soit. L’Empire alfarien ne sera jamais restauré. Pire, les nobles en profiteront pour accaparer le trône. Mais, si j’agis et que c’est un échec, le royaume sera dévasté. La victoire est loin d’être certaine…

Le portrait demeurait silencieux, ses yeux verts le fixant avec sévérité. Soudain, Forhus crut y percevoir une étrange lueur. Avait-il rêvé ? Où était-ce un signe ? Il resta pensif un moment. Puis tout devint très clair dans son esprit : ce ne pouvait être une coïncidence ! Pandranus IV avait répondu à son appel ! Et il venait l’encourager à continuer son œuvre ! Persuadé de cela, le souverain sentit un élan de fierté monter en lui.

Il avait toujours été fasciné par le grand homme qu’avait été son ancêtre, bien qu’il n’ait pas eu la chance de la connaître de son vivant. Pandranus IV avait été le roi le plus prestigieux d’Alfard. Aujourd’hui encore, il restait dans les mémoires. Aussi bien dans celles de ses sujets, que dans celles de ses ennemis.

Un siècle auparavant, l’Empire alfarien avait tenté de libérer la race humaine du joug des magiques. Pendant près de cinq ans, une guerre sans merci avait plongé Arcania dans un des épisodes les plus sanglants de son histoire, que l’on retint sous le nom de « Croisade ». La campagne fut hélas un échec, les peuples magiques s’unifièrent en une puissante coalition et défirent les armées de Pandranus IV. L’Empereur alfarien fut ensuite jugé et exécuté pour génocide.

Son fils hérita de la couronne. Les peuples coalisés lui imposèrent un honteux traité de paix. Le roi n’eut guère le choix. En échange de la paix, Alfard dut accepter de se séparer d’un tiers de son territoire : Talmis et Gildor. Ces régions devinrent des royaumes fantoches, à la solde des royaumes d’Herra et de Mem’ra.

C’était à cela que Forhus voulait remédier. En récupérant ces terres perdues, il laverait cette honte et ressusciterait l’Empire d’antan. Son ambition était d’ailleurs limitée à cet unique projet, contrairement à ce que pouvaient craindre les autres royaumes. Il n’était nullement intéressé de reprendre le flambeau de son grand-père et relancer sa Croisade. L’Histoire avait prouvé que cette entreprise était vouée à l’échec.

Pourtant, il savait qu’en annexant ces deux royaumes, cela raviverait le souvenir laissé par l’ancien Empire alfarien. Poussée par la peur, Arcania s’unirait alors une nouvelle fois pour mettre fin à cette menace, et Alfard serait encore une fois écrasé. La seule solution, s’il voulait voir ses ambitions se réaliser, était de s’allier avec un des royaumes magiques. Une honte pour Alfard, mais qui était malheureusement indispensable. Il n’avait pas la force de s’opposer seul au monde entier.

Forhus avait cependant trouvé un allié potentiel dans le royaume de Tahnos — le berceau des démons. Son roi avait été mis au banc de la scène internationale à cause des nombreux différends qu’il avait avec les principales puissances d’Arcania : Mem’ra et Herra. Tahnos avait été réceptif à cette proposition, mais rien n’avait été encore signé. Et depuis qu’on lui avait dérobé le médaillon aréis, Forhus ne pouvait plus satisfaire les exigences de son potentiel allié.

Tout ça parce qu’il était entouré d’une bande d’incapables !

Après la crise qu’il venait de traverser, il n’avait plus le temps d’attendre de le retrouver.

Devait-il donc se lancer seul dans cette périlleuse entreprise, de peur de mourir prématurément ? Ou bien devait-il parier sur le fait qu’il vivrait assez longtemps pour mener son plan à bien ?

Le regard du roi se porta vers le portrait suivant. Un homme vêtu d’habit riche y était représenté. Il avait un regard bien veillant. Eclesius II avait été un monarque proche du peuple, et aimé pour cela. Il s’était cependant attiré les foudres des militaires en renonçant à la restauration de l’Empire. Forhus lui en avait voulu pour cette politique conciliante avec les assassins de son grand-père. Il voulait racheter cette lâcheté.

Forhus resta ainsi, la nuit durant, à observer les tableaux de ces ancêtres et à distinguer le pour du contre.

Au petit matin, sa décision était fixée : même si sa longévité était incertaine, il savait que seul, il ne pouvait remporter la victoire. La seule solution était donc de reprendre les négociations avec Tahnos et les convaincre par de nouveaux moyens. Du moins, il se devait d’essayer. En cas d’échec… Il préférait ne pas y penser.

Il manda secrètement un messager auquel il remit une lettre cachetée.

L’agent quitta l’île d’Iris le soir même. Étrangement, Forhus II se sentait comme perdu. Avait-il fait le bon choix ? Sa résolution matinale semblait avoir fondu comme neige au soleil : le royaume n’était pas prêt, il n’avait plus le médaillon et il risquait de mourir du jour au lendemain. Un pari extrêmement risqué…

Mais il avait un rêve à accomplir ! Une gloire à restaurer ! Et un honneur à laver ! Et par-dessus tout, il était le seul à pouvoir le faire. Après, il serait trop tard.

*

Arcturus entra dans la salle du trône, secondé par Depan, son fidèle bras droit. Forhus II était assis sur son trône. Il affichait un visage fatigué. À sa droite se tenait le chancelier, un homme qu’Arcturus appréciait. Malgré sa réputation, il avait toujours été de bons conseils et jusqu’à aujourd’hui, il avait su protéger les intérêts du royaume de l’appétit vorace des familles rivales.

– Le colonel Alexandre Arcturus, chef du Département des Recherches Antiques, annonça le Hérault.

Arcturus s’avança jusque devant le trône et s’inclina respectueusement devant le monarque.

– Mon roi, dit-il.

– Colonel, répondit Forhus faiblement. Présentez-moi votre requête.

– Elle concerne le Chasseur Ishael. Je souhaiterais que vous annuliez sa condamnation et que vous l’incorporiez dans mon service.

– Cet infâme traître ? C’est de sa faute si notre royaume a perdu un artefact de grande valeur !

– Je le sais, Majesté. Le DRA est d’ailleurs la principale victime de cette affaire. Cet artefact était capital pour nos recherches. Mais mon département a besoin d’hommes compétents, de guerriers accomplis. Le Chasseur Ishael serait une recrue exceptionnelle pour le service de récupération.

– Il est hors de question que je relâche cet incompétent. Il doit payer pour son crime !

Arcturus fut quelque peu décontenancée par l’entêtement de son monarque. Face à cette résistance, il changea de stratégie et attaqua sur un autre plan.

– C’est le service de récupération qui a découvert le médaillon. C’est grâce à ses hommes et femmes exceptionnels qu’Alfard bénéficie de technologie de pointe. Mais pour cela, il a besoin des meilleurs éléments.

Laissez Ishael nous rejoindre, il y sera plus utile qu’enfermé à Héléban. Et qui sait, il pourrait peut-être nous permettre de découvrir un autre médaillon.

Ce dernier argument sembla faire mouche. Le roi caressa sa barbe argentée plusieurs fois avant de parler ; ce qui était plutôt bon signe. Il tourna la tête vers le chancelier.

– Ce serait une sage décision, Majesté, conseilla ce dernier. Nous ne devons pas gâcher nos ressources.

Arcturus remercia ce soutien par un léger mouvement de tête. Le chancelier avait une grande influence auprès du roi, certains disaient même que c’était à présent lui qui dirigeait le royaume.

– Moi, Forhus II, roi d’Alfard, lève la condamnation qui pèse sur le Chasseur Ishael et vous autorise à l’intégrer dans vos rangs. Je vous laisse voir avec la chancellerie pour la procédure administrative.

– Je vous remercie pour votre grande sagesse, Majesté. À présent, veuillez nous permettre de prendre congé.

Le roi les congédia d’un mouvement de bras. Les deux officiers saluèrent leur monarque, puis repartirent.

– Vous l’avez persuadé plutôt facilement, fit remarquer Depan. Je pensais que ce serait plus compliqué.

– Ce n’est pas moi qui l’aie persuadé, mais le chancelier. La preuve que la santé mentale de notre monarque est de plus en plus fragile. Son état devient préoccupant.

Ils sortirent du palais après plusieurs couloirs et escaliers. Le bâtiment royal était au centre de la cité. Une grille de métal et des jardins le séparaient du reste de la ville. Au-dehors se tenait la place royale, la plus grande de la capitale. Une calèche les y attendait.

– Et pour notre espion ? questionna Arcturus, une fois entré dans l’habitacle.

– Ce problème a été réglé. Le roi ne pourra plus nous espionner. Mais cela laisse l’équipe C sans capitaine.

– Ishael sera parfait pour ce poste.

– Vous avez pensé à tout.

– Quand la vie offre des opportunités, il faut les saisir. Car elles ne se représenteront sans doute pas une deuxième fois.

La calèche se mit en route. Elle s’engagea dans une des larges avenues qui traversaient la cité industrielle. Autour d’eux, de hauts bâtiments en briques rouges défilaient.

– Vous disiez la situation du roi préoccupante. Auriez-vous quelques craintes ?

– Malheureusement, oui. Le roi devient trop fragile. Certaines familles nobles vont tenter d’abuser de cette situation pour renforcer leur pouvoir. Le chancelier fait ce qu’il peut, mais si toutes les familles nobles se liguent contre le roi, il ne pourra rien y faire. Et ce sera le coup d’État !

Je pense que nous devrions relancer de nouvelles négociations pour leur rappeler les engagements qu’ils ont pris à notre égard.

– Je croyais que c’était le royaume que vous vouliez protéger, et non le roi.

– En effet, mais la royauté y est rattachée. Forhus n’étant plus assez fort pour diriger, il est évident qu’Alfard a besoin d’un nouveau monarque. Les lois fondamentales du royaume imposent de respecter les règles de succession. En attendant la mort de Forhus, nous devons tout mettre en œuvre pour nous assurer que son règne ne soit pas un tremplin politique pour des prétendants autres que son frère.

 Ce ne sera pas simple. Les nobles sont nostalgiques du temps où leur Chambre était maîtresse des finances du royaume. Forhus est le premier de sa lignée à montrer de la faiblesse. Ils en profiteront sans aucun doute.

Des coups à la fenêtre les sortirent de leur conversation. Un cavalier était à hauteur de leur habitacle. Depan glissa sa main vers son pistolet.

– Attendez, le calma Arcturus. Je le connais.

Il fit ouvrir la fenêtre.

– Colonel, un message pour vous, dit le cavalier en lui tendant un papier plié.

Arcturus prit le message. Le cavalier fit accélérer sa monture et disparut au croisement de rues suivant. Le colonel déplia la lettre.

– Que dit-elle ? s’enquit Depan.

– Les Patriotes nous convoquent à une réunion exceptionnelle aura lieu à midi. Une chambre a été louée à l’hôtel Matilon.

– Cela ne présage rien de bon.

– En effet.

– Vous pensez que ça à un rapport avec le recrutement d’Ishael ?

– Non. Je pense plutôt que ça concerne le récent comportement du roi. Il est possible que les nobles aient déjà pris des initiatives.

La calèche bifurqua sur la gauche et prit une autre avenue. Ils atteignirent l’hôtel Matilon peu avant midi. L’immeuble était à l’image de l’architecture de la capitale : imposant, richement décoré et bâti de briques rouges. Deux militaires gardaient son entrée.

Arcturus posa pied-à-terre, suivit par Depan. Le concierge les renseigna aussitôt sur la chambre où on les attendait. Ils gravirent un escalier puis traversèrent deux couloirs luxueux avant d’atteindre leur destination. Là encore, deux soldats montaient la garde — les Patriotes ne plaisantaient pas avec la sécurité.

L’un des gardes leur ouvrit la porte. Ils pénétrèrent alors dans un salon joliment meublé. Les membres des Patriotes étaient tous présents.

Valentin Sokovic était un homme rondouillard, de taille modeste. Son visage et son caractère étaient sévères. Il avait la cinquantaine. À sa droite siégeait Benjamin Guevidel, un homme grand et élégant. Plus jeune que son homologue, il était aussi plus calme. Tous deux étaient généraux dans l’armée de terre. Le dernier membre était un vieil amiral qui répondait au nom de Stanis Levardlon. Son dos était courbé comme si l’âge pesait sur ses épaules. Une canne l’aidait dans ses déplacements.

– Messieurs, salua Arcturus.

– Ha, Alexandre ! fit Guevidel. Il ne manquait plus que toi.

– Ravi de te revoir, Benjamin.

Les deux hommes s’étreignirent dans une accolade amicale. Arcturus se tourna ensuite vers ses compères.

– Quel est l’objet de cette réunion ?

– Le roi, dit Sokovic d’un ton sec. (Il prit une profonde inspiration). Mes espions m’ont averti qu’il a eu une crise violente la nuit dernière. À ce qu’aurait dit le médecin, il aurait frôlé la mort de peu. Le roi a ensuite passé toute la nuit dans la salle des portraits. Et ce matin, il a mandé un messager pour remettre une missive secrète au royaume de Tahnos.

Guevidel se leva pour se servir un cognac.

– En résumé, continua ce dernier, tous les indices portent à croire que le roi veut mettre en œuvre son plan de guerre.

– Existe-t-il un risque pour que Tahnos accepte cette alliance ? questionna Arcturus.

– Le Roi-démon a une fierté démesurée, expliqua Levardlon. Sans le médaillon, Forhus n’a aucune chance de le rallier à sa cause.

– Mais ce n’est pas ça qui nous inquiète, reprit Guevidel. C’est que fera le roi en cas de refus. Nous craignons qu’il se lance tout de même dans la guerre, pressé par son envie de gloire. Il sait qu’il n’en a plus pour très longtemps. Et il a toujours rêvé restaurer l’Empire de son vivant… tout comme nous.

– Guevidel ! gronda Sokovic. Le roi n’est plus celui qu’il a été. Alfard risque de brûler à cause de lui. Il ne mérite pas de compassion !

Arcturus finit par s’assoir. Il étudia un instant ce qui venait d’être dit.

– Que proposez-vous comme solution ? finit-il par demander.

– Mon avis sur la question n’a toujours pas changé, informa Sokovic. C’est la solution la plus simple et la plus sûre !

Les officiers eurent un soupir d’agacement. Sokovic était un homme d’action. Pour lui tout se résumait à une bataille, du sang et un vainqueur. Une vision que ne partageait aucun de ses compagnons.

– D’autres suggestions, à part le coup d’État ?

– Peut-être devrions-nous accélérer le destin de notre roi ?

La proposition eut l’effet d’un coup de canon. Tous se tournèrent vers Guevidel, choqué. Le général fut excessivement gêné par cette vive réaction.

– C’est que… dit-il, timidement. Notre volonté a toujours été de protéger le royaume. Or le roi n’est que son représentant, et il devient trop dangereux pour qu’on le laisse faire. De plus, que cette alliance soit conclue ou non, il conduira Alfard à la guerre et donc à sa perte. Meraz ferait un bien meilleur roi…

Arcturus et Levardlon se jetèrent un bref coup d’œil. Tous deux étaient perturbés de voir Guevidel rejoindre un avis aussi radical. S’était-il rapproché de Sokovic ?

– Étant donné l’atmosphère alarmiste qui règne dans cette réunion, dit Arcturus, je pense qu’il est préférable de ne pas prendre de décisions hâtives. N’oubliez pas que rien n’est encore joué. Forhus peut aussi bien mourir demain que retrouver la raison.

Je propose plutôt que nous continuons à désinformer Sa Majesté sur l’état réel de ses forces armées pour la décourager à déclencher cette guerre. Et vu la situation, nous devrions aussi œuvrer plus activement pour le remettre sur le droit chemin. Le chancelier est un homme honorable, en qui le roi a toujours eu confiance. Nous pourrions l’approcher et lui proposer de nous rejoindre ? Il serait un atout pour notre cause. Le roi l’écouterait certainement.

Les Patriotes regardèrent leur camarade d’un air étonné. Malgré son jeune âge, Arcturus avait toujours été le plus sage d’entre eux. Levardlon admira son ancien élève d’un air fier : l’aspirant de marine avide de bataille qu’il avait connu dix ans auparavant avait bien changé.

– Le chancelier n’est pas une option viable, contra Sokovic. Il est trop proche du pouvoir. Et s’il désapprouve nos convictions, il aura tôt fait de nous faire arrêter. Il ne restera alors plus personne pour stopper Forhus ou contenir les nobles. Néanmoins, je vous rejoins sur un point : nous devrions être plus actifs ! De nombreux officiers et soldats pensent la même chose que nous, pourquoi ne pas en profiter pour grossir nos rangs ?

– Je suis d’accord, ajouta Guevidel. Mais restons tout de même assez discrets. Il ne faudrait pas que nous soyons démasqués.

– Cela ne me semble pas être une mauvaise idée, acquiesça Levardlon en levant son verre.

Arcturus semblait contrariée devant la tournure qu’avait prise la réunion. Une chose qu’appréciait Sokovic. Leur collaboration était assez houleuse. Finalement, Arcturus se rallia à l’avis général — devant une telle majorité, il ne pouvait faire autrement.

– Nous ferons ainsi, conclut Levardlon. La prochaine réunion aura lieu quand il y aura du nouveau. Bonne journée à vous.

La réunion prit son terme et les officiers commencèrent à quitter la pièce un par un. Leurs emplois du temps étaient réglés comme du papier à musique, ils devaient donc éviter de rester trop longtemps ensemble. Arcturus ne remonta dans sa calèche que dix minutes après le départ de ses compagnons.

– On dirait que la situation tourne à l’avantage de Sokovic, fit remarquer Depan.

– En effet. Mais il fallait aussi lui montrer que les Patriotes ont la capacité de réagir quand les circonstances l’exigent. Sinon, il nous aurait quittés sous peu pour fonder son propre mouvement de contestation. Et ses actions seraient alors bien plus radicales que les nôtres. En le gardant parmi nous, nous le gardons sous contrôle.

– Je n’avais pas vu les choses sous cet angle… Vous-même sembliez pourtant contrarié par cette décision.

– Il faut savoir donner satisfaction à ses ennemis pour mieux les surprendre, sourit Arcturus. Sokovic est un ambitieux. Il aime gagner et amasser du pouvoir. Le moment venu, je veux qu’il se pense trop puissant pour être trahi. C’est ce qui provoquera sa chute.

– Vous pensez qu’il nous trahira pour prendre le pouvoir ?

– Sûr et certain. Levardlon et Guevidel sont du même avis. Ou du moins étaient… Guevidel a eu des propos très étranges aujourd’hui. Cela ne lui ressemble pas.

– Sokovic y serait pour quelque chose ?

– Ce ne serait pas impossible. Guevidel lui voue une grande admiration. Et Sokovic s’est montré très autoritaire envers lui au cours de la réunion. Ce qui est une première. J’espère qu’il ne tente pas de le rallier à son projet de coup d’État.

– Pourquoi ne pas l’éliminer maintenant ? Après tout, notre devoir est de protéger le royaume contre ceux qui le menacent.

Arcturus eut un moment d’arrêt. Cette idée ne lui était jamais venue à l’esprit. Mais cela était infaisable. Sokovic était trop précieux pour les Patriotes.

– Non. Nous avons besoin de lui : il a une grande influence dans l’armée. Sans lui, nous ne pourrions plus désinformer Sa Majesté sur l’état réel de ses troupes. (Il marqua un silence.) Cela me fait mal de l’admettre, mais c’est lui qui a le plus de poids dans notre groupe.

– Comme vous voulez. Mais à mon humble avis, face à ce genre de personnage, mieux vaut être le premier à frapper.

– J’en parlerai à Levardlon. En attendant, regagnons le DRA.

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