Chapitre VII : le pouvoir du médaillon

Publié le par Géhaimme

Iria était assise sur son lit, le regard vide. La peur était encore très présente dans son esprit. Et alors qu’elle revivait pour une énième fois, son combat contre l’assassin, il lui sembla entendre la voix de Garmon.

– Iria ?

Les bottes du grand homme résonnèrent dans l’escalier, puis dans le couloir. La porte était déjà entrouverte quand les épaules du géant passèrent son seuil. L’homme balaya du regard les quelques malles à moitié remplies répandues dans la pièce. Sans dire un mot, il prit place à côté de sa fille.

– Tu n’as rien à te reprocher, dit-il. Il t’aurait tué si tu ne t’étais pas défendue.

– Je sais… C’est juste que…

– C’est la première fois que tu vois la mort d’aussi près.

– … oui, admit-elle.

– Ne t’en fais pas. C’est normal. Il te faudra un peu de temps pour t’y faire. Tu sais la première fois que j’ai combattu pour ma vie, je n’en menais pas large non plus.

Iria acquiesça vaguement. Garmon la prit alors dans ses bras.

– On va partir. Nos vies sont en danger ici. Prends le temps de dire adieu à cette maison, on ne la reverra pas de sitôt.

Iria s’effondra en pleurs, incapable de retenir davantage ses larmes. Sa vie était à Cimira. Elle était née ici et y avait grandi. Aujourd’hui, ce monde s’effondrait. Digne fille de son père, elle reprit cependant courage et chassa le chagrin pour aller de l’avant. Non, elle ne se laisserait pas abattre ! Elle prit une valise à demi remplie et s’affaira à en combler les espaces vides. Moins d’une heure après, la porte de l’auberge grinça. Le son d’une lame que l’on sort de son fourreau résonna.

– Garmon ! Iria ! appela une voix masculine.

C’était celle de Krel ! Ils s’empressèrent de le rejoindre au rez-de-chaussée. Le déahra affichait une mine sombre.

– Alors ? demanda Iria.

– Ça n’a pas été facile, mais j’ai retrouvé leur chef. Il était déjà mort avant mon arrivée.

– Quelqu’un l’a fait taire ?

– Non. Il s’est empoisonné volontairement. J’ai aussi retrouvé un crayon et un morceau de papier déchiré sur son corps. Une cage d’oiseaux vide était à ses côtés, il a dû envoyer un message avant de se donner la mort.

– Il a certainement averti ses confrères de leur échec, supposa Garmon. Il nous faut quitter Cimira au plus vite. Qui sait si les Lames Noires n’ont pas d’autre groupe caché en ville.

– Pour aller où ? s’inquiéta Iria.

– Nous passerons la nuit dans une des planques que la Guilde possède en ville. Ensuite, nous irons à Ephus. La Guilde pourra y assurer notre protection, et c’est aussi là que Krel doit se rendre.

Les larmes montèrent de nouveau aux yeux d’Iria. Mais elle parvint à se contrôler in extremis. Elle ne voulait pas se ridiculiser devant le déahra. Krel, quant à lui, était pensif : obtenir la protection de la Guilde signifiait également devoir se séparer du médaillon. Or, il y avait un léger problème, car selon toute vraisemblance il était devenu incapable de s’en éloigner. Il pensa mettre Garmon et Iria au courant de sa situation, mais il se ravisa aussitôt. Le grand homme était un de ses plus fidèles amis et, qui plus est, il venait de perdre la vie qu’il menait depuis de nombreuses années pour cette mission. Krel se voyait mal lui expliquer que ce sacrifice ne servirait à rien. Il ne savait quoi faire devant ce terrible dilemme.

Sa raison l’incita plutôt à passer sous silence sa situation. Chose qu’il fit. De plus, en y réfléchissant, le sage qu’il connaissait à la capitale pouvait peut-être régler son problème. Mieux valait attendre.

– Très bien, conclut-il. Nous partirons à l’aube. Vos affaires sont-elles prêtes ?

Garmon confirma en soulevant un sac en toile assez chargé. Iria, elle, se tourna vers trois malles remplies à ras bord posées en haut des escaliers.

– Heureusement que tu n’as pris que le « strict nécessaire », fit remarquer Krel.

Aux premières lueurs du jour, le trio embarqua à bord du Coslius — un immense aéronef de transport qui assurait la liaison entre les grandes villes de Mem’ra. Le navire transportait près de trois cents personnes, ce qui constituait une couverture parfaite : noyés dans la masse, ils passeraient inaperçus. D’après le plan de voyage, deux escales les séparaient d’Ephus. Après un rapide calcul, Garmon détermina qu’en passant par les villes de Giur et de Merv, et en contournant les grands massifs montagneux, l’aéronef mettrait environ deux jours pour rallier la capitale. Ce qui était une bonne approximation.

Les trois voleurs commencèrent à installer leurs affaires dans leurs chambres respectives. Les Telvs avaient pris une chambre en commun, Krel logeait dans la cabine d’à côté. Mieux valait rester groupé, par sécurité.

La jeune humaine partie sur le pont supérieur, regarder une dernière fois sa ville natale s’éloigner d’elle. Elle ne put en profiter longtemps, car Cimira disparut rapidement derrière une forêt de conifères. Elle sentit alors comme un vide lui ronger l’estomac.

Elle était partie. Pour de bon.

– Quitter son foyer n’est pas chose facile, dit Krel qui s’était approché sans un bruit. Nous sommes tous passés par cette étape. On finit par s’y faire.

Iria fit volte-face, morose. Elle en profita pour lui jeter un regard noir. Puis elle partit, laissant le déahra seul. Elle ne parla pas non plus pendant le repas du midi, contrairement aux deux compères qui planifiaient le reste du voyage. Ce ne fut qu’à la fin du déjeuner qu’elle ne put retenir davantage la colère qui l’habitait. Elle implosa, envoyant valser table, assiettes et couverts. Puis elle se jeta sur celui qu’elle tenait pour responsable de ses malheurs.

– Tout est de ta faute ! cria-t-elle, en le frappant.

Krel prit deux coups de poing avant de réagir. Il esquiva le troisième et la maîtrisa d’une clé de bras.

– Lâche-moi ! Lâche-moi ! vociférait-elle.

– Calme-toi, tenta de la raisonner Garmon, tout aussi paniqué que son compagnon. Tout le monde nous regarde.

Mais Iria ne se calma pas pour autant. Elle se sentait désemparée. Malheureuse. Elle venait de tout quitter en un instant. Sa vie, ses amis, ses amours. Elle ne s’y était jamais préparée. Garmon et Krel la saisirent et la sortirent du réfectoire. Ils l’emmenèrent dans sa chambre, où ils la posèrent délicatement sur son lit. La jeune humaine se recroquevilla sur elle-même, honteuse et en colère.

– Iria, commença Garmon. Ce qui nous arrive n’est pas de sa faute. Ce sont les risques du métier.

La jeune humaine se releva soudainement et quitta la chambre en claquant la porte. Krel voulut l’arrêter, mais il fut stoppé par le grand homme.

– Laisse, dit Garmon. Elle va se calmer toute seule.

– Qu’est-ce qui lui arrive ? Elle était calme tout à l’heure.

– Elle est jeune, Krel. En moins de dix heures, elle a non seulement manqué de se faire tuer, mais elle a aussi dû quitter l’endroit où elle avait toujours vécu. Tous ses repères ont été détruits, elle ne sait plus où elle en est. Mais ça va lui passer, le temps qu’elle s’habitue à cette situation.

Krel acquiesça. Garmon connaissait sa fille. Sur ces conseils, il prit alors soin d’éviter de croiser la jeune femme de toute la journée. Du moins jusqu’au soir, où il l’aperçut sur le pont supérieur. La jeune femme était accoudée au bastingage, le regard perdu dans l’horizon. Peut-être était-ce là le bon moment pour tenter de calmer les tensions.

– Iria ? tenta-t-il.

– Laisse-moi !

– Je sais ce qui se passe dans ta tête, si tu veux…

– Non, le coupa-t-elle sèchement. Tu ne sais rien ! Tu n’as pas vécu ce que je suis en train de vivre. Alors, ne viens pas me raconter je ne sais quoi pour me remonter le moral. Je n’ai pas besoin de ça !

Elle prit de nouveau la fuite. Comme l’avait prédit Garmon, il était pour le moment inutile d’espérer engager la conversation. Il avait été stupide de croire le contraire. Il s’accouda à son tour au bastingage, pour admirer le paysage montagneux qui s’offrait à lui. Son visage était devenu grave, comme perdu dans le passé…

– Tu as raison, murmura-t-il. J’ai vécu bien pire.

Il regagna sa propre chambre peu de temps après, mélancolique. La réflexion d’Iria avait ravivé ce vieux souvenir qui le tourmentait. Il le chassa de ses pensées, puis se glissa dans les couvertures de son lit. Ne rien faire de la journée était épuisant ! Le sommeil l’emporta rapidement.

Krel était dans le néant, dans l’obscurité la plus totale. Il se sentait en chute libre. Soudain, il heurta un sol invisible. Il se releva, endolori. L’obscurité commença alors à s’estomper. Et ce qu’il vit l’émerveilla. Autour de lui se dessinait progressivement, un sol, suivit par de larges colonnes. Tout se dessinait en de fines lignes blanches, comme si un artiste invisible était en train de manier son fusain pour créer ce monde. Bientôt, un immense temple circulaire se matérialisa. Une grande coupole chapeautait douze colonnes. De gracieux motifs et ornements la décoraient. Krel resta interdit devant la beauté des lieux. Il y régnait même un tel silence, qu’il pouvait même entendre le couinement de ses articulations.

Pour un rêve, il était d’une grande précision ! C’en était même troublant.

D’ailleurs, ce songe se limitait à ce seul temple. Au-delà de ses colonnes, il n’y avait que le néant. Krel sentait que quelque chose clochait, au plus profond de lui-même. Tout était trop précis. Et il était maître de lui-même. Or dans un rêve ordinaire, il n’était que spectateur impuissant de ce qui se produisait.

De plus, une étrange présence flottait en ces lieux. Et curieusement, cette dernière ne lui était pas inconnue… Il l’avait déjà ressenti auparavant !

Il ne lui fallut que peu de temps pour comprendre que c’était la même que celle qui émanait du médaillon aréis. Inconsciemment, il porta sa main à l’artefact qui pendait autour de son cou. Ce dernier n’était plus là. De plus en plus curieux.

Incapable de comprendre ce qui lui arrivait, il décida de faire le tour des lieux. Peut-être trouverait-il des réponses en fouillant l’endroit. Son regard se posa sur les inscriptions qui ornaient les colonnes. Il y reconnut des runes aréis. Hélas, il ne sut les déchiffrer.

Il remarqua alors qu’un halo de lumière passait au centre de la coupole, et éclairait le temple. Il suivit la descente du faisceau jusqu’à atteindre le sol. Il s’aperçut alors que le sol du temple n’était autre qu’une immense représentation du médaillon !

Le rapport avec l’artefact commençait à se dessiner dans son esprit.

– Va dans la lumière, murmura tout à coup une voix à peine perceptible.

Krel sentit un long frisson lui monter dans le dos : l’on aurait dit un fantôme en train de chuchoter à son oreille. Il inspecta prudemment les alentours à la recherche d’une quelconque présence, mais il se rendit vite à l’évidence qu’il était toujours seul. Ne sachant quoi faire d’autre, il décida de suivre les instructions données par la voix.

À peine eut-il franchi le halo de lumière que les runes gravées sur le sol s’illuminèrent d’une aura mauve. De filaments d’énergie en émergea. Krel recula aussitôt, méfiant. La puissance qui s’en dégageait était terrifiante.

Les filaments fondirent vers le centre du temple, où ils s’entrelacèrent avec vélocité. La forme d’un trône commença à se concevoir, surmontée d’une silhouette humanoïde. Le spectacle était stupéfiant. Les fils d’énergie virevoltaient dans tous les sens, tissant à la fois la pierre du trône et le corps de l’inconnu. Cela était comme voir un artisan œuvrer sous ses yeux. Et plus le travail avançait, plus la « présence » devenait forte.

Quand le travail toucha à sa fin, Krel faisait face à un être surnaturel.

Il avait le corps d’un humain. Mais sa peau était faite de centaines de lambeaux de tissu sombre racolés entre eux. De grands lambeaux de tissu pendaient un peu partout et virevoltaient dans les airs comme soulevés par un vent invisible. Son visage était tout aussi indescriptible que le reste de son être, car il ne présentait aucun trait physiologique : point de lèvres, de joue, ou de nez… Seul son œil droit était visible. Et celui-ci fixait ardemment le déahra de son iris rouge.

Krel se sentit comme une proie devant son prédateur. Cette chose était la « présence » qui hantait le médaillon !

Soudain, l’humanoïde se leva de son trône et s’avança. Krel ne parvenait pas à décrocher son regard de cette apparition. Ce ne pouvait être un rêve…

– Qui êtes-vous ? somma-t-il, très mal à l’aise.

– Un gardien, répondit la chose d’une voix fantomatique.

Il reconnut la voix qu’il avait entendue quelques minutes auparavant.

– La porte n’est pas encore ouverte, ajouta-t-elle. Le pouvoir du médaillon ne doit pas être libéré.

Sur ces mots, la chose tendit un bras vers le ciel. Deux cimeterres chutèrent à travers l’ouverture de la coupole pour aller se planter entre eux deux. La créature s’empara de l’une d’elles et jeta la seconde à son adversaire.

– Je ne comprends rien, plaida Krel. Quel est cet endroit ? Que me voulez-vous ?

– Les Aréis nous ont scellé pour protéger leur création. Cet endroit existe entre le rêve et la réalité. Il est le cœur du pouvoir.

La créature attaqua aussitôt. Krel para le coup.

– Je n’ai jamais voulu m’emparer de ce pouvoir !

– Celui qui se lie au médaillon doit affronter le gardien. Tel est la loi ! Nulle volonté n’est au-dessus.

Soudain le gardien disparut, comme effacé de la réalité. Krel en resta perplexe. « Derrière ! » lui cria son instinct. Il roula sur le côté et sentit une lame passer à quelques centimètres de sa nuque. À peine avait-il fini son mouvement que la créature s’était de nouveau volatilisé. Une lame froide l’entailla alors au dos. Il contre-attaqua immédiatement, mais son adversaire n’était déjà plus là. Ce dernier se rematérialisa sur sa gauche et le blessa à l’épaule droite.

Krel battit en retraite. Il était en très mauvaise posture ! Cette chose avait le pouvoir de disparaître à volonté, elle pouvait donc l’attaquer de n’importe quel côté. Il devait impérativement trouver un moyen de rendre cet avantage inutile, ou il serait vaincu.

Une idée germa dans son esprit. Il courut s’adosser à l’une des colonnes. Ainsi, ses arrières seraient protégés. La créature réapparut comme par enchantement à l’autre bout de la salle.

– Vous vous adaptez rapidement à votre adversaire, constata-t-il. Rares sont ceux qui ont pu me résister plus de quelques secondes.

Ce court dialogue donna à Krel le temps de concevoir un plan d’action. Un plan risqué, mais s’il réussissait, il pouvait mettre un terme à ce combat en un coup. Il quitta son repaire et fondit droit sur la créature. Il feignit une attaque puis, une fois que la créature eut disparu, effectua une rotation sur lui-même et frappa derrière lui. La lame trancha l’air et coupa net le bras droit de la créature. Le membre tomba à terre, avec le cimeterre qu’il tenait, avant de se décomposer en de multiples filaments d’énergie.

Krel eut un sourire de satisfaction. Mais à présent, il savait que son adversaire ne tomberait pas deux fois dans le même piège. Il devait trouver une autre idée ! Le gardien se volatilisa puis réapparut, assis sur son trône.

– Impressionnant… commenta-t-il en scrutant son membre coupé.

Il fit alors un mouvement de bras vers lui. Krel sentit un objet tranchant venir se planter dans son torse, malgré sa protection en cuir. Il en resta stupéfait. Il n’avait rien vu venir ! Le gardien abaissa son bras, le voleur sentit la lame invisible se déloger de son corps. Comment était-ce possible ? Krel défia le gardien de son regard. L’incompréhension pouvait s’y lire.

Le bras de la créature commença à dessiner de grands cercles dans les airs. Puis, elle rabattit son bras.

Krel se jeta aussitôt sur le côté. Quelque chose le frôla et alla frapper une des colonnes qui étaient derrière lui. Ce fut à ce moment-là qu’il remarqua l’ombre d’une chaîne sur le sol. Le bout de l’objet partait du bras du gardien pour se terminer par une lame légèrement courbée. Il n’avait jamais vu arme pareille ! Il tendit alors un bras, et sentit le contact froid du métal. La chaîne était réelle ! Mais invisible à ses yeux.

Il comprit alors la véritable nature du pouvoir du gardien.

– Peu de personnes ont découvert mon secret, le félicita le gardien.

– Pourquoi ne pas avoir aussi rendu le cimeterre invisible ? Tu aurais déjà gagné.

Le gardien garda le silence, et rappela à lui la chaîne-lame avant de réattaquer. À présent capable de repérer l’arme, Krel para à plusieurs reprises. La chaîne-lame finit par s’entortiller autour de son cimeterre.

– Tu es puissant, déahra, déclara le gardien. Tu ferais un élu de choix !

– Je vais prendre ça comme un compliment, rétorqua Krel en créant une boule d’énergie dans sa main libre.

Son piège venait de se refermer ! Dans cette situation, le gardien n’avait plus d’autre choix que de lâcher la chaîne s’il ne voulait pas recevoir la sphère d’énergie de plein fouet. Mieux ! S’il tentait de se rendre invisible, il pourrait connaître sa position exacte grâce à la chaîne et à son ombre. Mais contrairement à ses prévisions, la chaîne-lame disparut en même temps que le gardien.

Krel se sentit désemparé. Il ne parvenait pas à mettre un terme à ce combat. Dès qu’il trouvait une solution, le gardien changeait aussitôt de stratégie. La lame invisible se planta dans le haut de sa cuisse gauche. Krel s’affaissa, et répliqua d’un tir d’énergie. L’orbe rouge faucha une des colonnes. Le gardien se matérialisa à l’autre bout de la salle. Krel vit l’ombre de l’arme arriver, il l’esquiva, mais son adversaire le toucha sur le retour de la chaîne-lame. Le dessous de sa seconde cuisse fut touché. Krel tomba alors à genoux, ses jambes mutilées ne pouvant plus supporter son poids.

– Te voilà vaincu, déclara le gardien qui réapparut devant lui, un cimeterre dans la main.

Krel tenta un tir, mais le gardien dévia son bras aisément. L’orbe magique alla exploser au loin, détruisant une partie du dôme. Le gardien leva son cimeterre…

– Dommage, tu étais prometteur, murmura-t-il.

… et abattit son arme.

Krel para alors la lame de son gantelet, et en profita pour tirer une sphère d’énergie à bout portant. La déflagration fut telle qu’elle sépara les deux combattants. Quand la fumée se dissipa, les protagonistes gisaient à quelques mètres l’un de l’autre. Krel était étendu au sol, grièvement brûlé. Le gardien n’était pas en meilleur état : son corps fumait de partout telle une vieille poupée de chiffon brûlée.

– Je ne suis pas encore vaincu… souffla Krel, à bout de force.

Conscient que c’était là sa dernière chance, il se concentra et commença à accumuler toute son énergie. Un vent d’abord léger se leva puis l’aura sanguine apparut. Le gardien sentit la puissance magique de son adversaire augmenter. Il se releva et s’approcha en titubant, cimeterre au poing. L’aura qui entourait Krel devint de plus en plus violente, elle virevoltait à présent comme une tempête. Au sol, des centaines de petits fragments de pierre commençaient à se soulever du sol et à tournoyer autour de lui.

Quelques dizaines de secondes plus tard, le gardien était arrivé à sa hauteur. Krel relâcha alors toute l’énergie qu’il avait accumulée. L’aura éclata en une puissante onde de choc, envoyant en éclat tout ce qui l’entourait. Les dalles du sol furent soulevées et broyées, les colonnes éclatèrent en mille morceaux, ainsi qu’une bonne partie du temple.

Le déahra retomba à genoux, vidé de toute énergie. L’endroit où il se tenait n’était plus qu’un cratère fumant. Il tenta de se relever, mais ses jambes flageolantes refusaient d’obéir. Hors d’haleine, il balaya l’endroit du regard en quête du corps du gardien. Il le trouva quelques mètres plus loin, à demi écrasé par un morceau de colonne. Rassuré, Krel s’effondra.

Il était victorieux !

Un sourire aux lèvres, il regarda le corps du gardien se désagréger en de longs filaments d’énergie violets. Mais au lieu de s’évaporer, les filaments magiques se condensèrent pour redonner vie au gardien.

Krel sentit son cœur s’arrêter. Cette créature était-elle immortelle ? Il n’avait pas la force de le combattre une seconde fois. Étrangement, l’humanoïde ne montra aucune intention belliqueuse. Au contraire, il s’inclina respectueusement devant lui.

– Vous êtes digne de mon pouvoir, reconnut-il.

Et avant que Krel ne puisse répondre quoi que ce soit, son corps se désagrégea. Les fils d’énergie qui le constituaient fondirent alors vers le vainqueur.

Krel tenta de reculer, mais son corps n’avait plus la force de bouger. Impuissant, il serra les dents et laissa l’énergie s’engouffrer dans son corps. Contre toute attente, l’opération ne fut pas douloureuse, juste étrange. Car il sentait la « présence » envahir son être. Une expérience très désagréable à son goût. Il tenta de repousser la créature. Mais rien n’y fit, que ce fût physiquement ou magiquement.

Quand le gardien eut entièrement disparu, Krel n’avait plus qu’une envie : rendre son diner. Cette étrange sensation lui avait retourné l’estomac. Il se sentait d’ailleurs très faible, et engourdit. Sa vue était devenue brouillée, et son corps tremblait. La sensation de mal-être s’accentua rapidement, jusqu’à le faire glisser jusqu’à la perte de connaissance. Krel se laissa inexorablement vers le néant.

Il se réveilla en sursaut. Une main rassurante se posa sur son épaule.

– Calme-toi, dit Iria. Tu es en sécurité.

Le déahra se tourna vers elle. Il était en sueur, et paniqué. Il remarqua la multitude d’objets qui jonchait le sol de la pièce.

– Que s’est-il passé ?

– Tu as eu une crise, répondit Iria. Je n’avais jamais rien vu de telle…

Krel tenta de se relever, mais de cuisantes douleurs s’éveillèrent aux endroits où le gardien l’avait blessé. Ses mains tâtonnèrent les parties meurtries, à sa grande surprise n’y avait aucune blessure.

– On t’a entendu pousser des hurlements puis le bruit de nombreux objets jeté à terre, expliqua l’humaine. On a cru que tu étais attaqué. Quand on est arrivé, tu étais allongé sur le lit, et un vent rouge tourbillonnait autour de toi. Les objets volaient dans tous les sens. On se serait cru dans un cauchemar.

Le voleur garda le silence. Le monde regorgeait d’artefacts aréis dont les pouvoirs étaient inconnus de tous. Il songea un instant à se confier à Iria, mais se ravisa aussitôt : elle le traiterait de fou.

– J’ai déjà vu cette aura quand tu as combattu les assassins à Cimira, avoua Iria, dont le regard brillait d’une étincelle de curiosité. Je n’ai jamais vu un magique manifester une telle chose. Qu’est-ce que c’est ?

Le déahra serra les dents et se redressa avec difficulté. Une fois, adossé à la rambarde du lit, il lui répondit :

– C’est unique aux déahras… C’est un surplus d’énergie qui se manifeste lorsque nous éprouvons de trop forts sentiments négatifs, telles la colère ou la peur.

Iria acquiesça, l’air songeur. Krel en profita pour la dévisager : elle semblait très inquiète. L’occasion était idéale pour apaiser les tensions qu’il y avait entre eux.

– Tu n’avais jamais vu de déahra auparavant ? demanda-t-il.

– Non, tu es le premier, avoua la jeune humaine. Ce que l’on raconte sur vous… est-ce vrai ?

– En partie. Mais tu n’as rien à craindre de moi. Je ne suis ni fou ni avide de sang.

– C’est ce que dit mon père. Mais après ce que je viens de voir, je ne sais pas si je peux te croire.

– Je suis désolé de ce qui est arrivé. Détruire ta vie n’était pas mon intention.

Iria parut surprise de cette soudaine déclaration. Mal à l’aise par tant d’intimités, elle préféra mettre fin à la conversation. Son corps gracieux se leva et se dirigea vers la porte.

– Mon père viendra t’apporter ton repas, dit-elle avant de refermer la porte.

Krel soupira : ce n’était pas aujourd’hui qu’il allait réussir à faire la paix avec elle ! Elle avait les mauvais côtés de son père : rancunière et impulsive. Toujours endolori, il tenta de trouver une position plus confortable et redirigea ses pensées vers le médaillon. Depuis cet étrange rêve, il sentait la puissance de l’objet vibrer en lui comme jamais.

« Mais qu’es-tu donc ? »

Krel passa le reste de la journée alité, à se torturer l’esprit sur les mystères qui entouraient l’artefact. Il se doutait qu’à présent il lui serait impossible de s’en détacher : le lien qui les unissait était devenu trop puissant. La sensation de vide qu’il avait ressentie à Cimira lui revint à l’esprit. Qu’allait-il se passer si cela venait à se reproduire ? À cette seule pensée, il resserra son étreinte autour du médaillon. La séparation était inenvisageable ! Il ne permettrait à personne de le lui prendre. C’était sa vie, son énergie !

Il se rendit alors compte de la soudaineté de son résonnement. Ce genre de pensée n’émanait pas de lui ! Aussi invraisemblable que cela pouvait paraître, Krel comprit que le médaillon exerçait sur lui une certaine emprise mentale. Et cela était terrifiant.

Il devait impérativement en savoir plus sur l’artefact, et vite ! Il avait l’intime conviction que la situation empirait. Qui sait ce que l’artefact lui réservait encore ? Il espérait sincèrement que sa connaissance à Ephus puisse lui apporter une solution.

Garmon et Iria passèrent lui rendre visite plusieurs fois au cours de la journée. Ils lui posèrent beaucoup de questions, mais le voleur se contenta d’y répondre vaguement. D’une part parce qu’il se doutait qu’ils ne le croiraient pas, et d’une autre part parce qu’il n’avait toujours pas le courage d’avouer à Garmon son impossibilité de remettre l’artefact à la Guilde.

La journée passa lentement, au grand désarroi du déahra qui s’ennuyait profondément. Et quand le soir arriva, il était si fatigué par la douleur incessante et par le flot interrompu de ses pensées qu’il rejoignit le monde des rêves sans s’en apercevoir.

Mais au lieu de se sentir glisser vers un doux sommeil, il sentit la réalité se modeler en autre chose. Le matelas devint dur et froid, et le ronronnement des machines ainsi que les bruits se transformèrent en un silence d’outre-tombe.

Krel se retrouva au centre du temple qu’il avait vu la veille. Paniqué, il essaya de se réveiller par tous les moyens. Il ne souhaitait pas rencontrer à nouveau le gardien, et encore moins livrer bataille contre lui. Hélas, ses efforts ne servirent à rien : il était prisonnier de ce monde ! Ne pouvant faire autre chose, son regard de braise balaya l’endroit avec vivacité. La première chose qu’il remarqua fut l’intégrité du temple. Ce dernier était intact ! Comme si son duel avec le gardien n’avait jamais existé.

– Déjà de retour ? souffla une voix fantomatique.

Krel fit volte-face. Le gardien était là, assis en travers de son trône de pierre.

– Bienvenue dans mon sanctuaire, l’accueillit le gardien en désignant l’endroit.

Krel se mit aussitôt en garde, résolu à en découdre. Mais la créature de haillons l’arrêta d’un geste de la main.

– Je ne vous veux aucun mal.

Krel ne baissa pas ses poings pour autant. Il pouvait s’agir là d’une ruse ! Le gardien se leva du trône et s’inclina, une main sur la poitrine.

– Je suis le gardien de l’ombre, Azrael. Je serais votre serviteur jusqu’à ce que le lien qui nous unit ne soit plus.

Le cœur de Krel fit un bond dans sa poitrine. La situation prenait un tournant qu’il n’avait pas envisagé.

– Mon serviteur ? dit-il, incrédule.

– Veuillez m’excuser de vous avoir attaqué, élu. Il était de mon devoir de protéger le pouvoir du médaillon. Mais puisque vous m’avez vaincu, ma servitude et la puissance du médaillon vous sont désormais acquises. Quel est votre nom ?

Élu ? Lui ? Krel pensa être devenu fou. Mais les récents évènements le forcèrent à y croire.

– Je me nomme Krel Nurdhal. Pourquoi m’appelez-vous Élu ? Qu’est-ce qu’il est en train de m’arriver ?

– Cette situation est nouvelle pour vous, j’en conviens. Mais réfrénez les questions qui vous brûlent l’esprit. Les réponses viendront en temps et en heure.

(Il prit une longue inspiration.)

L’artefact que vous détenez est l’une des douze Armes Interdites : le médaillon de l’ombre. Ces armes furent forgées par les Aréis il y a des milliers d’années. Leur puissance était telle qu’elle causa d’effroyables dommages et souffrances. La solution fut alors de sceller l’accès à leur pouvoir par le moyen d’un gardien et d’un lien de sang.

– Un lien de sang ?

– Il unit le médaillon à son possesseur. Celui qui aspire à bénéficier de la puissance de l’artefact doit y lier son esprit par l’intermédiaire d’une goutte de son sang, puis affronter le gardien.

Krel se rappela aussitôt l’instant où il s’était tailladé la main avant d’empoigner le médaillon. C’était donc à ce moment-là qu’il avait lié son esprit à celui de l’artefact.

– Existe-t-il un moyen de rompre ce lien ?

– Oui, lorsque l’élu vient à décéder. Mais je dois avouer que je suis assez surpris par votre question : il n’est pas coutume de rencontrer un maître qui souhaite se séparer d’une telle puissance.

– J’ai été payé pour voler cet artefact, je ne suis donc pas son propriétaire. Et si je ne le remets pas à mon employeur, ma tête sera mise à prix. Je ne souhaite pas allonger la liste des personnes qui veulent me tuer.

Azrael eut un petit rictus, comme si la situation de son maître l’amusait.

– Le lien de sang ne se préoccupe pas de ce genre de situations. Il s’effectue dès qu’il est en contact avec du sang. Votre esprit est désormais lié à l’artefact, que vous le vouliez ou non. Vous ne pouvez plus vous en séparer. Un tel geste vous entraînerait vers une mort certaine : cela serait comme se séparer d’une partie de votre âme !

Je peux cependant vous apprendre, si telle est votre volonté, à maîtriser ses pouvoirs. En suivant mon enseignement, vous apprendrez également à supporter le mal de la séparation.

– Combien de temps cela prend-il ?

– Des années… au bas mot.

Krel soupira. Il était piégé ! Mais au moins, il avait quelques réponses à toutes ses questions.

– Je dois également vous prévenir que les ennemis dont vous venez de parler ne seront pas les seuls à vouloir votre mort.

– Que voulez-vous dire ?

– Beaucoup de personnes convoitent ces artefacts. Et parmi elles, se trouvent d’autres élus. Ils voudront vous tuer pour obtenir votre médaillon.

Krel comprit que sa situation venait d’empirer, et ce de façon magistrale.

– Comment pourraient-ils savoir que j’en possède un ? se défendit-il.

– Ceux qui n’ont pas de médaillons ne peuvent démasquer un élu que s’ils sont témoins de ses pouvoirs. Les élus, eux, se « ressentent ». Mais cela ne vous concernera pas. Le médaillon de l’ombre est le seul à pouvoir camoufler la présence de son maître.

Cela rassura quelque peu le déahra. Il ne savait pas dans quoi il venait de mettre les pieds, mais tant qu’il avait un avantage, il en profiterait autant que possible.

– Comment les ressentirais-je ?

– De la même façon que vous percevez la présence de votre médaillon.

Krel considéra un instant sa situation. Minsa avait raison, il était un véritable poissard ! Et si Azrael lui disait la vérité, il n’avait donc d’autre choix que d’apprendre à se servir du médaillon, pour survivre.

– D’accord, dit-il, j’accepte votre enseignement.

Les haillons qui formaient le visage du gardien se déformèrent en un semblant de sourire, provoquant un frisson chez le déahra. Il avait l’impression de faire face à une poupée hantée. Ce qui n’était pas loin de la vérité.

– Le pouvoir de votre médaillon est basé sur l’invisibilité, expliqua Azrael. Sa maîtrise se résume en trois étapes : la matérialisation, la manipulation, et la fusion. La matérialisation consiste à créer une arme ou un objet invisible à partir de l’énergie même du médaillon. La manipulation, quant à elle, est la capacité à manier l’invisibilité sur des objets réels qui vous entourent ; cette dernière demande beaucoup de maîtrise et de patience. Enfin, l’ultime pouvoir : la fusion. L’invisibilité ne sera alors plus un secret pour vous, et vous pourrez occulter tout ce que vous désirez. Même votre personne.

Vous devez aussi savoir ce pouvoir présent une faille, vous l’avez d’ailleurs remarqué lors de notre combat : l’invisibilité ne peut supprimer l’ombre de ce qu’elle occulte. De même, toute source lumineuse pourra révéler la supercherie. Évitez donc tant que possible l’affrontement avec les élus du feu, de la lumière et de la foudre.

Le temps paru alors s’arrêter pour Krel, ce que prononça Azrael par la suite ne fut qu’un lointain écho, couvert par un mot puissant qui résonnait dans son esprit comme une corne de brume : « foudre ! » Ses poings se serrèrent, faisant craquer ses articulations, et l’aura de sang naquit. Après toutes ses années, il venait de comprendre…

L’homme qui avait détruit sa vie ne devait sa force implacable qu’à une chose : la possession d’un de ces artefacts !

À cet instant précis, Krel sut que cet artefact était la meilleure chose qui lui était arrivée : il tenait la clé de sa vengeance ! Et rien ni personne ne l’empêcherait d’accomplir ce pour quoi il vivait.

Azrael avait cessé de parler depuis quelques minutes, il observait son maître avec beaucoup d’intérêt, comme s’il devinait ses pensées. Il regrettait sincèrement que la Restauration n’ait lieu que dans cinq siècles. Il était certain que ce déahra avait toutes les qualités pour devenir le cinquième Séraphin.

Quand Krel revint à lui, il n’avait plus le moindre doute quant à l’utilisation qu’il allait faire du médaillon. Bale allait payer pour ses crimes !

– Azrael, commençons l’entraînement ! ordonna-t-il.

Le gardien fut stupéfait par ce changement d’attitude. La peur de son maître s’était muée en une détermination sans faille.

– Il en sera fait selon vos ordres, maître, dit-il. Mais lors de notre prochaine rencontre. Le matin se lève dans votre monde et votre sommeil touche à sa fin.

Krel refréna la colère qui montait en lui. Il devait apprendre maintenant, vaincre Bale était sa priorité ! Mais ce monde n’obéissait pas à sa volonté. Autour de lui, le temple commençait déjà à s’estomper.

– Comment puis-je revenir ici ? demanda-t-il rapidement.

– Chaque fois que votre esprit trouvera le sommeil, il rejoindra ce lieu.

Krel se sentit aspirer par un vortex invisible et être ramené à la réalité.

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